Face à la crise du financement et à la baisse du soutien public attendue pour 2025, le salut des start-up se trouve-t-il dans la bonne vieille contractualisation de long terme avec de gros acteurs privés ? C’est en tout cas ce qu’a martelé la secrétaire d’État à l’Intelligence artificielle et au Numérique, Clara Chappaz, lors de la présentation de sa feuille de route.
« La priorité des start-up aujourd’hui c’est la recherche de clients, la commercialisation, le déploiement de leur technologie. »
Pour accélérer le processus l’ex-directrice de la Mission French Tech avait lancé juin 2023 un programme baptisé « Je choisis la French Tech ». Celui-ci rassemble plus de 500 entreprises signataires et plus de 80 acteurs institutionnels. L’objectif : doubler les achats des grands groupes et acteurs publics auprès des start-up d’ici 2027, afin de passer de 6 milliards d’euros de commande en 2022 à 12 milliards en 2027.
Collaboration marginale et données parcellaires
Mais d’après un premier bilan présenté en mai 2024 à l’occasion du salon Vivatech, les relations sont encore frileuses. Ou plutôt, elles l’étaient pour les deux premières années mesurées. En effet, selon le baromètre qui croise les données partagées par 41 grands groupes du secteur privé avec celles de la base de start-up constituée, la médiane du niveau d’achat se situe à 2,3% pour 2021, et 2,4% pour 2022, avec une amplitude pouvant aller de 0,5 à 5%.
Des données difficiles à interpréter néanmoins, puisqu’elles restent très parcellaires. « Nous avons fait appel aux bonnes volontés, et après pas mal de discussions, nous avons obtenu que ces grands comptes nous donnent leurs chiffres », explique le médiateur des entreprises à Bercy, Pierre Pelouzet, qui s’est vu confier l’élaboration du baromètre. Pour lui, la difficulté des grands groupes à identifier les start-up parmi leurs fournisseurs explique en partie le déficit d’information sur le sujet.
« Je pense qu’ils n’avaient aucune idée de la réalité de leurs achats auprès des start-up avant qu’on leur demande », avance Pierre Pelouzet.
Par ailleurs, les deux typologies d’acteurs ont des process et des cultures très différentes. « Par définition, les start-up innovent, et donc ne répondent pas toujours aux appels d’offres passés par les groupes privés, qui correspondent la plupart du temps à des produits ou services déjà existants, répondant à des besoins déjà identifiés », selon Pierre Pelouzet. Il faut donc trouver des moyens d’organiser la rencontre entre les deux.
« La Mission French Tech a un rôle à jouer sur la mise en relation, complète sa nouvelle directrice, Julie Huguet. Nous nous sommes emparés du sujet avec la mobilisation à nos côtés des Capitales et Communautés French Tech et d’autres partenaires (le Medef, Numeum…). Ensemble, en un an, nous avons généré plus de 5.000 rencontres entre grands comptes et start-up, sur tout le territoire. »
La mission rattachée à Bercy s’emploie également à faire progresser la fluidité des rapports entre deux mondes très différents, avec d’un côté des start-up petites et agiles, qui ont besoin d’aller vite, et de l’autre, des grands comptes plus lents dans leurs process, avec de nombreux niveaux pouvant être impliqués dans la prise de décision de contractualisation.
« Perception de lenteur »
L’édition 2023 du baromètre de la relation startup – grand groupe produit par Deloitte et le Village by CA met bien en évidence la « perception de lenteur » ressentie par les start-up, entre la prise de contact et la prise de décision. En effet, 97% des répondants considèrent ce processus comme « plutôt lent » ou « très lent ». Une question jugée « cruciale pour les start-up dont la survie peut dépendre de décisions rapides ». Et selon le baromètre, cette tendance est en hausse depuis 2018.
Conscient du problème, Bpifrance a lancé, dans le cadre de « Je choisis la French Tech », le programme DAPI. Il vise à accompagner les directions des achats de grands groupes et accélérer les collaborations avec les startups.
Au-delà de l’accompagnement qu’il propose, le programme « Je choisis la French Tech » fait aussi office de label censé mettre en confiance les grands groupes. « Des start-up, il y en a des milliers. On est identifiés comme étant accompagnés par les pouvoirs publics, par le biais du programme », confie à La Tribune, Paul Benoît, fondateur de Qarnot.
L’opérateur de cloud spécialisé dans le calcul intensif travaille dans deux secteurs historiques : le cinéma d’animation et la banque. Au fur et à mesure, Qarnot a réussi à décrocher des contrats avec des grosses banques, comme Natixis et Société générale, qui nécessitent de fortes capacités de calcul pour leurs activités de simulation des marchés financiers.
Pour autant, le fait de figurer sur la liste du programme « est loin d’être suffisant », avance l’entrepreneur. « C’est compliqué de convaincre les grosses structures de travailler avec des acteurs plus petits. Si on ne propose pas quelque chose d’avantageux, il n’y a pas de raison qu’ils nous choisissent. » Alors pour inciter les groupes, Qarnot se démarque par une offre qui se veut « plus écologique ». La chaleur produite par les data centers est récupérée et vendue à des réseaux de chaleur, à des piscines aquatiques…
Enjeu stratégique pour les grands comptes
Si les start-up ont un intérêt évident à trouver de nouveaux clients solides, pour des partenariats dans la durée, ces contractualisations sont tout aussi « vitales » pour les grands groupes, estime Guillaume Buffet, président de la commission start-up de Numeum.
« A une époque, on a présenté la French Tech de manière très caricaturale, comme voulant tuer les modèles anciens. Or, la majorité des start-up souhaitent aider les groupes à explorer de nouvelles choses ».
Car pour les entreprises, l’enjeu est de ne pas passer à côté du « next big thing », comme l’explique Pierre Pelouzet. « Cela devient un sujet stratégique pour les grands groupes aujourd’hui. Il y a peut-être quelque part en France ou dans le monde une innovation qui va bouleverser le business model de tel ou tel groupe. Soit il l’identifie et se pérennise. Soit il passe à côté, et son business peut-être amené à disparaître dans les prochaines années ».
« Avant ça se passait en interne, au sein des directions de l’innovation. Aujourd’hui, ça va tellement vite. Aucune direction de l’innovation n’est capable de voir toute la portée de telle ou telle nouveauté. C’est un danger mortel… », insiste le médiateur des entreprises.
Par ailleurs, recourir à des start-up permet de « mutualiser le risque », comme le souligne Guillaume Buffet. « Au lieu de demander à un prestataire, ou de développer en interne une solution numérique de toute pièce, ce qui coûte du temps et beaucoup d’argent, les groupes peuvent le faire en partenariat avec une start-up. Le risque financier est moins important. » Et c’est là l’un des enjeux principaux selon Julie Huguet : montrer que les start-up ont des solutions « prêtes à l’emploi, implémentables à tous les niveaux de l’entreprise ».
Quatre nouveaux groupes de travail
Egalement président de Uchange, qui édite Motherbase, une solution qui permet d’analyser les interactions d’un grand groupe avec son écosystème d’innovation, Guillaume Buffet constate que les grands comptes se montrent plus intéressés par son offre de depuis un an.
« Concrètement, nous mesurons une progression de 50% des contacts entrants émanant des directions de l’innovation de ces grandes structures », affirme-t-il.
Ce ressenti positif sera-t-il confirmé dans la prochaine édition du baromètre qui se basera sur les données de 2023 et 2024 ? Réponse l’année prochaine. En attendant, quatre nouveaux groupes de travail vont être lancés mi-décembre par le médiateur des entreprises dans le cadre de « Je choisis la French Tech », détaille Julie Huguet. Ils concernent « la visibilité des offres des start-up et des grands comptes », « les points d’entrée et les possibilités de rencontres avec les prospects », « les étapes du cycle de vente », et « les enseignements à tirer à la suite d’échecs de start-up ». Pour la directrice de la Mission French Tech, la mise en place de ce dernier groupe de travail est la preuve « que l’écosystème a fait un grand pas » vers la maturité. Reste désormais à le traduire en actes.