Alors que Paris semblait déjà au maximum de sa capacité d’agitation en cette fin de juin, avec les fashion weeks masculine et haute couture, ainsi que la préparation des Jeux olympiques, un événement est venu s’ajouter dimanche 23 juin : le Vogue World, un défilé spectacle de quarante-cinq minutes sur la place Vendôme, concocté par Anna Wintour, la directrice éditoriale du groupe de presse Condé Nast.
Comment la rédactrice en chef du Vogue américain est-elle parvenue à privatiser ce lieu public ? « On m’a dit cent fois que ce serait impossible, répond l’intéressée avec un sourire. Je suis allée partout expliquer le concept : célébrer cent ans de mode française et les Jeux olympiques. Et j’ai trouvé les bons interlocuteurs : le comité des JO ; la Fédération de la haute couture et de la mode ; Bruno Pavlovsky [président des activités mode] de Chanel ; Sidney Toledano, de LVMH ; la maire de Paris [Anne Hidalgo, qui a fait l’objet d’un long portrait dans le Vogue français de juin-juillet] ; le préfet de police… J’ai aussi pu parler au président Macron. Tout le monde a compris. »
Par l’intermédiaire de ses solides appuis dans la mode, notamment chez LVMH, Anna Wintour a réussi à convaincre le président de la République lors du dîner de la mode donné à l’Elysée, en octobre 2023. Emmanuel Macron avait d’ailleurs annoncé, le soir même, dans la foulée de cet entretien, la tenue d’« une journée de la mode, le 23 juin 2024 (…), qui permettra[it] de mettre la mode du monde entier au cœur de Paris ».
Aya Nakamura en Jean Paul Gaultier
Le chef de l’Etat n’était pas de la partie pour ce Vogue World parisien, qui, comme on pouvait s’y attendre, était caractérisé par une forme de maximalisme à l’américaine. Au programme : des stars, des athlètes, des mannequins − plus de cinq cents au total −, chorégraphiés par Parris Goebel, collaboratrice de Rihanna, dans une déferlante d’informations dépassant les capacités d’attention d’un cerveau humain.
Un exemple : Aya Nakamura, accompagnée de l’Orchestre philharmonique de Paris, est venue chanter un titre en direct dans une tenue Jean Paul Gaultier, tandis qu’autour d’elle avait lieu une course de garçons de café et que des stars de l’athlétisme sillonnaient la place, croisant des mannequins vêtues de tenues Balenciaga conçues par Demna, le designer actuel, pour illustrer les archives des années 1930 de la maison. Ouf ! Un spectacle gloubiboulguesque sans doute plus pensé pour être vu sur les écrans qu’en vrai – la réalisation du livestream (diffusion en direct sur Internet) a été confiée à Sam Wrench, à qui l’on doit le film sur la tournée de Taylor Swift, The Eras Tour.
Cette étape parisienne du Vogue World s’inscrit dans le prolongement de celles organisées à New York en 2022 et à Londres en 2023. Depuis quelques années, la puissance des magazines Vogue décline : les différentes éditions ont subi des coupes drastiques de budget et ont été sommées de mutualiser leurs contenus, au risque d’être moins pertinentes dans les pays où elles sont représentées. Plutôt que d’investir dans ses revues, Anna Wintour semble se concentrer sur les événements lucratifs et à forte visibilité, comme les Vogue World ou le gala du Met à New York. « On pilote Vogue comme un ensemble, et tout ce que l’on entreprend est passé à travers le filtre de la mode », justifie la directrice éditoriale.
Ces super-événements mélangent toujours les mêmes ingrédients : participation de célébrités internationales et du plus grand nombre de maisons de mode, sponsors officiels, levée de fonds pour une noble cause. Pour cette édition parisienne, la moitié des 800 invités ont acheté leur place, mise à prix entre 2 000 et 3 000 euros, selon le rang, et 1 million d’euros devrait être reversé au Secours populaire français. Outre la vente des billets, Vogue a pu compter sur ses sponsors américains : eBay, Nike et Coach. Presque toutes les marques de mode et de luxe parisiennes ont accepté de prêter des vêtements ou d’en fabriquer spécialement, de Jacquemus à Chanel en passant par Lacoste. Il n’est pas sûr que cet événement extravagant profite vraiment au magazine Vogue ni à la fashion week de Paris, mais si Anna Wintour voulait faire la démonstration de son pouvoir, indéniablement, elle a réussi son coup.