«La France accuse un important retard technologique en matière de contrôle aérien, d’au moins 15 ans par rapport ses homologues européens», concède-t-on à la Direction des services de la Navigation aérienne (DSNA). En 2018, un rapport du sénateur Vincent Capo-Canellas jette une lumière crue sur le contrôle aérien français. «En matière de contrôle aérien, la France était l’homme malade de l’Europe, résume aujourd’hui le sénateur. La France est une grande nation aéronautique et cette situation de décrochage du contrôle aérien était difficilement compréhensible.» Une obsolescence technologique d’autant plus inquiétante que le trafic aérien ne cesse de croître.
Les strips en papier encore largement utilisés
Exemple frappant de cette vétusté des équipements : le système des bandelettes de papiers – les fameux strips où sont inscrits les données de vol de chaque appareil – est encore largement employé dans les centres français. Jusqu’à récemment, les cinq sites assurant le contrôle aérien en phase de croisière, les centres en route de la navigation aérienne (CRNA), fonctionnaient avec des versions différentes d’un logiciel datant des années 60, dénommé Cautra. Par comparaison, le centre de contrôle aérien de Maastricht (Pays-Bas) a basculé en environnement tout électronique dès… 1992. Conséquence la plus visible ? En 2023, la France est le pays d’Europe qui a généré le plus de retard, avec 7,4 millions de minutes de dépassement, soit 2,31 minutes par vol, d’après le dernier rapport de la DSNA, chapeautée par la Direction générale de l’Aviation civile (DGAC).
Après des années de tergiversations et d’immobilisme, un virage stratégique est entamé en 2020, à la faveur d’un changement de gouvernance à la tête de la DGAC. «Alors que la DSNA a parfois été dans une logique de quasi-confrontation souvent stérile avec les industriels, elle semble de plus en plus s’inscrire dans des rapports de partenariat», assure Vincent Capo-Canellas dans un second rapport, publié en juin 2023. Ce que l’on confirme à la DSNA. «C’est à nous de nous adapter aux technologies et non l’inverse, estime un responsable. Cette transformation culturelle est nécessaire pour rattraper nos retards technologiques en France.»
Thales aux premières loges
C’est Thales qui se trouve au cœur du premier jalon de la modernisation du contrôle aérien français, puisque le groupe de technologies est en charge de la modernisation des cinq CRNA, jugée prioritaire. Un marché d’environ 500 millions d’euros. Son outil dénommé 4-Flight, qui digitalise les opérations des contrôleurs, aurait dû être déployé dès 2015. Il a in fine été mis en œuvre en 2022 dans deux sites pilotes : aux CRNA de Reims et d’Aix-en-Provence. A l’horizon 2026, les trois autres sites seront également équipés, à savoir ceux de Paris, Brest et Bordeaux. Soit un retard de plus de dix ans et un doublement des coûts prévisionnels à 435 millions d’euros, selon le dernier rapport de Vincent Capo-Canellas.
«Dès 2027, 4-Flight bénéficiera aussi progressivement de certaines fonctionnalités de la nouvelle version de notre produit TopSky-ATC», précise Philippe Bochet, directeur des lignes de produits des systèmes de contrôle du trafic aérien chez Thales. Car sitôt mis en place, 4-Flight risque d’être vite dépassé s’il n’est pas mis à jour. «Demain, Thales développera encore davantage l’assistance au contrôleur, grâce notamment à l’intelligence artificielle, prévient Philippe Bochet. Elle sera de plus en plus présente, car elle permettra d’optimiser certaines fonctionnalités et ainsi d’absorber pour le contrôle aérien de plus en plus de trafic sans pour autant accroître les effectifs dans les sites.»
Des sites condamnés, d’autres modernisés
Si les cinq CRNA vont être modernisés d’ici moins de trois ans, le reste des infrastructures ne bénéficiera cependant pas du même traitement. Pour des raisons économiques, environ la moitié des 29 centres d’approches devraient être fermés, ainsi qu’une vingtaine de tours de contrôle sur les 74 existantes, d’après nos informations. La liste des sites concernés n’a pour l’heure pas été officialisée. «Les tours et les centres d’approches peuvent être gérés depuis des sites déportés, assure Vincent Capo-Canellas. Cela suppose une concertation car ces systèmes déportés ne facilitent pas l’implantation de lignes régulières.» Un scénario qui n’a rien d’exceptionnel : les centres d’approche des aéroports de Francfort (Allemagne) et d’Atlanta (Etats-Unis) sont déjà déportés.
La fermeture de certaines tours de contrôle n’est pas sans inquiéter certains aéroports, ceux en particulier qui drainent le moins de trafic. «Sur les sites où il n’y aurait plus de contrôleur, l’idée serait de mettre en place le service dit AFIS, livrant des informations aux pilotes et permettant à des compagnies aériennes de transiter de manière réglementaire», explique Thomas Juin, président de l‘Union des Aéroports français (UAF). Un système qui n’interdit pas l’exploitation commerciale des petits aéroports mais qui pourrait toutefois faire fuir certaines compagnies aériennes soucieuses d’emprunter un cadre conventionnel. «J’avais pourtant reçu l’engagement de l’ancien ministre des Transports, Clément Beaune, que les différentes mesures mises en œuvre n’entraîneraient pas de pertes d’activités au niveau des aéroports», rappelle Thomas Juin.
Les tours et centres d’approches entrent dans la danse
Pour les centres d’approches et les tours de contrôle restant en service, c’est le programme de modernisation Sysat qui a été mis sur pied et qui a été initié dès 2011. A l’époque, la DSNA avait rédigé un cahier des charges de quelque 10 000 pages, excluant de facto l’utilisation d’un produit existant. «Cette sur-spécification caricaturale a conduit l’industriel [Saab, ndlr] dans une impasse, entraînant une dérive rapide et considérable des coûts et des délais», lit-on dans le rapport de Vincent Capo-Canellas.
Ces centres d’approches et ces tours de contrôles vont peu à peu être modernisés et assurer les opérations des sites fermés. De par leur importance, les aéroports parisiens ont ouvert le bal. Le système de contrôle aérien de l’aéroport d’Orly, livré par l’industriel suédois Saab, vient tout juste d’entrer en fonctionnement, faisant disparaître le strip papier. L’outil implémenté est déjà employé à l’aéroport de Dublin (Irlande). Au niveau de l’aéroport de Paris Charles-de-Gaulle, c’est l’industriel espagnol Indra qui se retrouve à la manœuvre. Le contrôle aérien de cet aéroport devrait être entièrement modernisé d’ici deux ans pour arriver à un environnement tout électronique.
Vers la formation de consortiums
Au final, la facture de l’ensemble de ce plan de modernisation du contrôle aérien tricolore, tous sites confondus, est passée de 683 millions d’euros à 1,6 milliard d’euros. Le chantier sera de longue haleine pour remettre à niveau l’ensemble des infrastructures. «Concernant les centres d’approche, les résultats d’un premier appel d’offre vont être connus en septembre 2024 pour équiper de huit à dix tours d’ici la fin de la décennie», fait-on savoir à la DSNA.
La France n’est pas la seule à emprunter cette voie du pragmatisme. «Je pense que l’on se dirige vers un système de standardisation des sites de contrôle aérien en Europe, pronostique Vincent Capo-Canellas. Des consortiums de prestataires pourraient émerger et établir de vastes appels d’offres auprès des industriels, qui pourraient eux aussi se regrouper pour y répondre.» Cette dynamique pourrait être favorisée avec la mise en branle de Sesar, le projet de ciel unique européen, qui serait en passe d’évoluer dans une phase davantage opérationnelle.