A Roland-Garros,
Varvara Gracheva retiendra-t-elle le jour où elle a reçu la veste n°57 de l’équipe de France de Billie Jean King Cup comme celui où elle s’est vraiment sentie française pour la première fois ? A moins qu’il s’agisse de son premier tour à Roland-Garros contre Maria Sakkari, quand cette voix descendue des tribunes du court Simmone-Mathieu lui a dit « ici c’est chez toi ».
« Oui, je me sens de plus en plus chez moi. Jouer ici ça me donne encore plus de motivation. J’adore jouer en France, pour le public et pour mon équipe aussi », a-t-elle confié après sa victoire inattendue dans un français en nette progression, comme le souligne la joueuse et consultante France TV Marine Partaud, avec qui elle s’est entraînée à plusieurs reprises. « Elle parle couramment, maintenant. Elle est à l’aise en français. Et même si elle fait quelques erreurs de syntaxe, ça reste quand même très cohérent. Elle a beaucoup bossé. »
Autant par perfectionnisme que par nécessité vis-à-vis des tests liés à sa demande de naturalisation, obtenue en juin 2023. « Quand je l’entraînais, on bossait ensemble sur ça, j’essayais de parler au maximum en français et plus largement à l’aider dans l’apprentissage de la langue, se rappelle Xavier Pujo, l’homme qui l’a amenée à son meilleur classement (39e). Elle le comprenait mais elle ne la parlait pas du tout. Elle ne faisait pas trop l’effort. »
« A chaque fois qu’elle a des points à défendre, elle joue bien »
Tout comme elle n’aurait jamais songé à lancer le processus de naturalisation si Jean-René Lisnard, son mentor et père de substitution, ne lui avait pas soufflé l’idée il y a plusieurs années de ça, dans un souci de simplification administrative. « [Les Russes] ont besoin de visas pour se déplacer dans tous les pays, c’est l’enfer, nous confiait quelques mois en arrière le Monégasque. Varvara habite ici depuis sept ans, elle a acquis un logement, elle paye ses charges… c’était naturel, qu’elle le fasse, c’est son pays d’adoption. »
« Je n’ai pas l’impression que ce soit une patriote dans un sens ou l’autre, embraye Pujo. Quand elle a joué pendant la Fed Cup, elle était super contente de jouer pour une équipe, mais pas spécialement pour la France, même s’il y a plein de trucs qu’elle aime en France. Elle est partie très jeune de chez elle. Elle est d’origine russe sans être pro-russe. Elle fait partie de ces joueurs un peu déracinés. » »
On rembobine. Varvara Gracheva a 14 ans quand elle quitte la Russie avec sa mère, qui l’a initiée au tennis. Au Portugal, elle rencontrera l’ancienne joueuse Nina Bratchikova avec qui elle collaborera un temps en Allemagne. L’ancienne joueuse débarque ensuite en parfaite inconnue à l’Elite Tennis Center de Lisnard, accompagnée de sa mère. Elle a 17 ans. « C’est la bonne opportunité tombée du camion, illustre le patron. C’était une bonne joueuse, comme on peut en rencontrer pas mal chez les jeunes au niveau international. Donc on ne l’a pas prise avant qu’une place se libère chez nous. Comme sa mère travaillait toujours, elle nous a un peu confié Varvara, en quelque sorte. On a géré toute sa vie, sa carrière, son truc. »
Une garderie de luxe devenue lieu de refuge quand les choses tournent mal, ce qui est assez commun quand on s’appelle Gracheva, un fort caractère. « Un personnage complexe, que Jean-René a le mieux appréhendé », selon Pujo et pas tout à fait porté sur la constance émotionnelle ou sportive. « A chaque fois qu’elle est en danger au niveau des classements, et qu’elle a des points à défendre, elle se met à très bien jouer », fait remarquer un autre ancien coach, Gérard Solvès. Rien d’étonnant dans sa victoire contre une top 10 alors qu’elle flirte elle-même dangereusement avec la zone rouge, hors du top 100.
Une artiste pas toujours facile à gérer
Les apparences sont trompeuses, surtout quand on sait les soigner. Jusqu’à preuve du contraire, la Française portera aux yeux du public de Roland-Garros le visage de la sympathie, celle observée pendant son discours d’après victoire après son premier tour. Marine Partaud partage cette impression. « Elle est sympa et elle est ouverte très agréable et toujours en train de sourire. » Le discours des entraîneurs qui l’ont fréquentée est plus nuancé. « C’est une joueuse extrêmement gentille en dehors du terrain, reconnaît Gérard Solvès. Sur le terrain, elle cherche parfois un peu le conflit avec l’entraîneur. Donc ce n’est pas toujours facile. »
« Elle peut avoir une vraie dureté envers ses proches et son équipe, témoigne Xavier Pujo, toujours en quête de réponses. Dans le dialogue sur son tennis, elle a un peu de mal à communiquer quand on va la chercher. Elle est dans des choses un peu irrationnelles. » »
Son côté artiste, peut-être. Très portée sur le dessin, Gracheva se balade souvent un petit carnet dans lequel elle prend des notes ou se laisse aller à ses inspirations graphiques au gré des émotions. « On ne comprend pas tout le temps ce qu’elle dit, donc il faut savoir l’appréhender. Nous, c’est dans la relation et dans la communication qu’on s’est perdu », juge Pujo.
Pour ce qui était du tennis, ce n’était pas trop mal. La protégée de Lisnard n’a jamais été aussi performante que sous l’autorité du désormais entraîneur d’Alexandre Muller, avec qui elle a appris à perfectionner sa main et sortir d’un jeu parfois trop stéréotypé (« elle partait de zéro sur ce point »). Pour le reste, on a connu pire. Dotée d’une grosse caisse taillée pour les longs rallyes en fond de court et sans réel point faible, elle a « le potentiel d’une future top 30 », se mouille Marine Partaud. Ce qui pourrait très vite en faire la numéro une française, au train où vont les choses dans son nouveau pays.