La pensée écologique se formule par vagues. Après celle du vivant, la production se focalise ces temps-ci sur la matérialité du monde. Critique de la transition énergétique, généalogie de la production, question minière… A ce programme déjà fourni, il manquait Accumuler du béton, tracer des routes (La Fabrique, 304 pages, 18 euros), essai brillant de Nelo Magalhaes qui retrace l’histoire environnementale des grandes infrastructures de transport bâties en France depuis 1945. Le chercheur à l’Institut de la transition environnementale y décortique les rouages de cette « monumentale production d’espace » formée par cet ensemble d’autoroutes, de canaux, de carrières et de déchets, qui a transfiguré le visage du territoire hexagonal en quelques décennies.
Cette histoire en cache plusieurs : l’espace n’est pas seulement physique, il fige des rapports sociaux. Héritant du meilleur de la tradition critique, Nelo Magalhaes se lance donc dans une histoire à la fois matérielle, technique et idéologique. Dans cette intrication tient le geste capital de ce docteur en mathématiques et en économie, qui repolitise un sujet si longtemps laissé aux experts, dont la fausse neutralité enrobe le dogme modernisateur porté par les intérêts industriels. Deux chiffres vertigineux résument ce gigantisme : depuis 1945, 20 gigatonnes de gravier et 10 gigamètres cubes de terres et sédiments ont été mis en mouvement. « En même temps qu’il a modifié l’atmosphère, le capitalisme a transformé la topographie terrestre. »
« Extractivisme ordinaire »
L’époustouflante densité de son essai, sourcé par sept cents notes, retrace d’abord l’histoire technique de ces réalisations reposant sur des « mégamachines ». De la géotechnique routière au développement des chaux hydrauliques, de la « cimentisation de la France » à l’épaississement généralisé du réseau, Nelo Magalhaes déroule une minutieuse histoire matérielle, sur laquelle il pose des outils critiques. « Abstraire les sols, c’est les détruire » : ces dynamiques sont captées en rapatriant des notions utilisées pour des territoires exotiques. La France est grêlée d’un « extractivisme ordinaire », qui balafre ses sols et violente le corps social, comme d’une logistique fondée sur un « échange écologique inégal », qui aspire les ressources lointaines tout en externalisant les dégâts.
Ce monde de béton cimente donc des dominations. La rematérialisation proposée par Nelo Magalhaes s’inspire évidemment du célèbre auteur de La Production de l’espace (1974), le philosophe marxiste Henri Lefebvre. Mais cette histoire ne se contente pas du rétroviseur : Accumuler du béton, tracer des routes assume son explosivité. D’abord, en se posant dans une conflictualité intellectuelle : l’essai s’achève par une critique frontale du Soin des choses (La Découverte, 2022), de Jérôme Denis et David Pontille, et du concept de « redirection écologique » porté par Diego Landivar. Ensuite, en revendiquant de chercher à muscler le logiciel des luttes actuelles. « Les Soulèvements de la Terre sont lefebvriens », affirme l’auteur. Seront-ils bientôt « magalhaesiens » ?
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