A Paderborn,
C’est à ses prises de position publiques que l’on juge la liberté de parole d’un sportif. Et à n’en pas douter, celle de Marcus Thuram est immense. Interrogé sur les élections législatives à venir, avant l’entrée en lice des Bleus contre l’Autriche ce lundi, celui-ci est allé beaucoup plus loin qu’Ousmane Dembélé – lequel avait appelé les Français à aller voter – qui lui-même était allé plus loin que Kingsley Coman ou Dayot Upamecano, pour qui seuls le football et l’Euro devaient compter.
« J’ai appris ça (les résultats des Européennes et la dissolution de l’Assemblée nationale) après le match contre le Canada et on était un peu tous choqués dans le vestiaire. C’est la triste réalité de notre société aujourd’hui. Je pense qu’il y a des messages qui sont véhiculés tous les jours à la télé pour aider ce parti (le RN) à passer, a-t-il expliqué. Il faut qu’on se batte au quotidien pour que ça ne se reproduise pas et pour que le RN ne passe pas. Je n’ai aucun doute qu’en équipe de France tout le monde pense comme moi. Zéro doute. »
L’apolitisme du sport prend un sacré coup dans l’aile
Il faut bien mesurer la portée de ce qui s’est joué vendredi en conférence de presse du côté de Paderborn. Jamais, dans l’histoire de notre pays, un joueur de l’équipe de France n’avait pris une position si tranchée contre l’extrême droite. Il y avait bien eu Zidane, en avril 2002, dans l’entre-deux tour de la Présidentielle entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Lilian Thuram en 2006, ou Raymond Domenech, qui avait traité de « con » le fondateur du FN, lorsque celui-ci, dans une de ses saillies dont il était friand, avait jugé qu’il y avait « trop de joueurs de couleur » chez les Bleus. Mais aucun n’avait été aussi explicite.
« Dans la lignée de son père, Marcus Thuram s’est engagé à fond. Il le fait parce qu’il juge que le moment est suffisamment grave, analyse Jean Baptiste Guégan, enseignant et expert en géopolitique du sport. C’est intéressant de voir des sportifs s’afficher et s’affirmer. Il n’invite pas à choisir un camp mais à en refuser un, celui du RN. C’est une position qui semble conforme aux valeurs du sport. S’il y a bien un endroit où l’unité se fait dans la diversité, pour reprendre la devise européenne, et où l’idéal républicain se matérialise concrètement, c’est bien là. »
En prenant position contre le Rassemblement national, le buteur de l’Inter a définitivement fait voler en éclat ce fameux apolitisme du sport et des sportifs si cher à Noël Le Graët et à Hugo Lloris, qui avaient tenté les plus belles pirouettes de l’histoire du cirque pour surtout ne pas prendre parti sur les questions des droits humains et de la lutte contre les discriminations au Qatar, il y a deux ans. Cela ringardise aussi la communication d’Emmanuel Macron qui n’avait eu de cesse de répéter qu’il ne fallait pas « politiser le sport », tout en allant s’afficher de façon un balourde aux côtés de Mbappé lors des Coupes du monde 2018 et 2022.
« Il y aura toujours des gens pour dire que les footballeurs doivent se mêler de leurs oignons, qu’ils se contentent de taper dans le ballon parce qu’ils n’ont pas de cerveaux. Mais moi ça me plaît. Je trouve ça très bien, salue l’ancien international et consultant pour beIN Sports Daniel Bravo. C’est une bonne évolution que de voir aujourd’hui les joueurs sortir de leur réserve et montrer une autre facette d’eux, ils montrent qu’ils sont concernés par ce qu’il se passe. » Les réactions de la classe politique ne se sont pas fait attendre avec, d’un côté, ceux qui applaudissent des deux mains, que ce soit du côté du Front Populaire ou de Renaissance, et de l’autre, au RN, ceux qui maudissent la prise de parole de « Tikus ».
La FFF communique sur sa « neutralité »
Très attendu sur le sujet de par son poids médiatique et l’aura qui est la sienne auprès des jeunes générations, le capitaine Kylian Mbappé a lui aussi commencé sa conférence de presse de dimanche en parlant politique et en appelant les Français à aller voter. Même si son message évoquant « les extrêmes » et non l’extrême droite, comme Marcus Thuram, peut légitimement porter à confusion.
« « On sait qu’on est dans un moment très important de l’histoire de notre pays, une situation inédite. C’est pour ça que j’ai vraiment envie de m’adresser à tout le peuple français et surtout à la jeune génération : on est une génération qui peut faire la différence, a-t-il déclaré. Aujourd’hui on voit très bien que les extrêmes sont aux portes du pouvoir. On a l’opportunité de choisir le futur de notre pays. C’est pour ça que j’appelle tous les jeunes à aller voter et prendre conscience de l’importance de la situation. J’espère que ma voix va porter un maximum. » »
S’il poursuit en prônant les « valeurs de mixité, de tolérance et de respect », à aucun moment le numéro 10 des Bleus ne précise de quels extrêmes il parle, même si, en déclarant qu’il « se range derrière » l’avis de Marcus Thuram, le Bondynois laisse peu de place au doute. Mais sans le dire clairement.
« J’ai envie d’être fier de porter ce maillot le 7 juillet. Je n’ai pas envie de représenter un pays qui ne correspond pas à mes valeurs, nos valeurs. Il ne faut pas se cacher. On dit souvent qu’il ne faut pas mélanger politique et foot. Je suis d’accord quand ça concerne des broutilles, mais quand c’est des situations comme celle-ci, c’est très important », enchaîne le Madrilène.
Deschamps botte en touche, la Fédé évoque sa « neutralité »
Un discours qui tranche avec la tiédeur de celui du sélectionneur Didier Deschamps, qu’on sait peu friand de ce type de prises de position politiques, et qui n’a pas souhaité prendre parti dans ce débat pourtant brûlant, expliquant être « déconnecté » en tant que sélectionneur des questions qui agitent notre pays actuellement. Un peu à l’image de sa Fédération qui, samedi, s’est illustré au travers un communiqué de presse bien prudent, là aussi. Tout en rappelant que chaque joueur était libre de s’exprimer comme il l’entendait, « selon ses propres convictions et sa propre sensibilité », la Fédé s’est vu obliger de remettre les pendules à l’heure en ce qui la concerne.
« Très attachée à la liberté d’expression et à la citoyenneté, la Fédération Française de Football s’associe au nécessaire appel à aller voter, exigence démocratique. Elle souhaite également que soit comprise et respectée par tous sa neutralité en tant qu’institution, ainsi que celle de la sélection nationale dont elle a la responsabilité. Il convient à ce titre d’éviter toute forme de pression et utilisation politique de l’équipe de France », prévient-elle.
« S’il a le mérite de protéger les joueurs de toute récupération politique, ce communiqué montre aussi à quel point les instances du sport ont du mal à prendre une position politique et sortir de ce mythe de l’apolitisme qui a bon dos, décrypte Guégan. Si on était plus cynique, on pourrait même dire qu’il prépare l’avenir, quel qu’il soit. Ce qui est sûr, c’est qu’ils évitent toute forme de polémique et cela peut être perçu comme une volonté de ne pas froisser leurs partenaires, leurs sponsors mais aussi des électeurs qui ont ou vont voter RN. »
Un avenir bien incertain
Reste à savoir l’impact que cette prise de position aura sur le peuple français et sur les joueurs qui seront amenés à venir en conférence de presse dans les jours à venir. On peut aussi se demander ce qu’il adviendrait si, le 7 juillet, le RN était au pouvoir, et que les Bleus remportaient le championnat d’Europe. Verrait-t-on les joueurs se mêler à des festivités à l’Elysée avec un Premier ministre qui se nommerait Jordan Bardella ? Il est permis d’en douter. Mais ce n’est pour l’heure que de la politique-fiction un peu vaine.
A présent, et c’est là mettre beaucoup de pression sur leurs épaules, « tout le monde va attendre que les Bleus refassent l’unité de la nation, sur des valeurs républicaines qui lui sont chères, à travers leur parcours à l’Euro », pronostique Guégan. Les matchs des Bleus pourraient en effet faire office de parenthèse de légèreté dans ce climat politique des plus tendus, au moins tant qu’ils se passent bien. Dans le cas contraire, on ne saurait trop conseiller à Marcus Thuram et Kylian Mbappé de se tenir très loin des réseaux sociaux pour un moment. En 2021, celui qui n’était pas encore capitaine des Bleus avait eu à affronter nombre d’insultes racistes après son tir au but manqué contre la Suisse. Et il n’avait même pas parlé politique.