Les signaux d’alertes se multiplient. Après la crise sanitaire, la flambée du coût des matières puis l’explosion des coûts de l’énergie, les fabricants français du textile-habillement affrontent avec peine une vague d’inflation détournant les consommateurs des produits tricolores. À ceci viennent s’ajouter des refus devenus la norme auprès de banques et assurances, ou des difficultés toujours plus grandes à recruter. Mais, alors que se tient à Paris le salon MIF Expo du du 9 au 12 novembre, les industriels s’inquiètent surtout de la démobilisation perçue du côté de l’État, malgré les voeux publics de souveraineté industrielle.
L’association Façon de Faire avait été médiatiquement portée en triomphe par l’exécutif lorsque, en 2020, elle avait coordonné fabricants de matières et de vêtements autour de la production de masques pour personnels soignants et prioritaires. Ce même collectif, soutenu par fédérations et instances de filière*, crie aujourd’hui son inquiétude dans une lettre ouverte au président de la République.
“2023 a été rythmée par l’annonce de faillites successives”, souligne le document, signé par les chefs de file des instances du textile-habillement tricolore. “En dépit de cette situation difficile, nous sommes convaincus qu’il faut maintenir l’effort engagé ces dernières années et continuer à soutenir et investir dans notre secteur (…)”, indique le document, qui rappelle que la filière textile a permis de créer 15.000 emplois en 2022.
Cosignataire de cette lettre ouverte, Paul de Montclos s’excuse presque auprès de FashionNetwork.com en improvisant une liste à la Prévert des difficultés du secteur. “Le secteur est dans une vraie souffrance!” insiste l’industriel, dirigeant de Garnier-Thiébaut, et président du groupe France Terre Textile. “Et nous parlons-là pour la plupart de TPE et PME, qui ont déjà traversé beaucoup d’épreuves et démontré leur résilience”, explique le dirigeant.
Il pointe notamment comme facteur une météo d’automne chaude ayant ralenti encore les commandes. Mais aussi les prêts garantis par l’État (PGE), qui avaient “anesthésié” (sic) certains problèmes de trésoreries durant la crise sanitaire, mais dont le remboursement occasionne aujourd’hui un contrecoup “violent”, rapporte le représentant de filière.
Fondateur du Slip Français et ambassadeur médiatique du Made in France, Guillaume Gibault a lui le 8 novembre lancé une pétition réclamant une réaction de l’État. “Depuis des mois nous alertons (…). Depuis des semaines nous attendons des réponses des pouvoirs publics sur nos propositions concrètes. Mais rien ne bouge”, déplore le dirigeant, dont la démarche avait déjà attiré plus de 10.000 signatures en 24h.
La longue liste des défaillants de mode
L’inflation et les chutes de commandes mettent depuis le début de l’année les trésoreries et modèles économiques à rude épreuve. Parmi les nombreuses mauvaises nouvelles ayant rythmé l’actualité du textile français depuis janvier, la liquidation de la Manufacture Française de Textile (MFT) avait donné le ton de la rentrée. Le groupe Alsacien Velcorex, pionner du retour des filatures de lin en France, a quant à lui éclaté sur décision de justice. Le projet breton Linportant se retrouve lui en redressement, s’étant finalement concrétisé à un moment où le flux de commande a de son côté fondu.
Desseilles, fleuron des dentelles de Calais-Caudry est également depuis peu en redressement, avec 87 postes à la clef. Le secteur de la chaussure a quant à lui notamment assisté à l’éclatement du groupe French Legacy Group (FLG), qui a amené Clergerie à passer sous pavillon américain, tandis qu’Heschung a été repris par PPL Finance. Côté chaussettes, c’est le fabricant Kindy qui vient à son tour d’être placé en redressement. De même que l’entreprise Tekyn, et sa plateforme coordonnant les productions à la demande entre marques et ateliers textiles.
Les marques et enseignes françaises, qui sont les plus susceptibles de passer commandes dans les usines tricolores, n’échappent évidemment pas au phénomène. L’année a été marquée par les liquidations de Symbiose (Sinéquanone), Modetrotter, Solemma (Salamander, Reborn), San Marina, Indiscrète Lingerie, Pause Café, Moa, Tally Weijl, Un Si Beau Pas… Côté redressement se sont succédé Gap France, Go Sport, André, Kaporal, Catimini ou Minelli.
Les difficultés du textile-habillement français s’inscrivent dans un contexte plus large d’accélération des défaillances d’entreprises. En mars 2023, celles-ci étaient redevenues aussi nombreuses qu’en avril 2020, au tout début de la crise sanitaire, avant une chute qui s’était poursuivie jusqu’à l’exercice 2022. Par rapport à ce dernier, le nombre de défaillances a successivement progressé de 44%, 35% et 23% sur les trois premiers trimestres de 2023, selon Altares.
Des cas qui ne se limitent évidemment pas aux productions Made in France, mais qui témoignent des conditions de marché difficiles dans lequel ce dernier évolue. Des conditions qui incitent les donneurs d’ordres à remplir avec parcimonie leurs carnets de commandes. Et à y regarder à deux fois avant de commander des pièces tricolores plus onéreuses, à l’heure où les Français surveillent plus que jamais leurs dépenses d’habillement.
Se différencier des productions importées
“Nos difficultés s’inscrivent dans une évolution de la distribution, qui voit émerger de nouveaux modèles économiques, avec notamment la concurrence de la fast fashion”, explique Paul de Montclos. “Il y a une vraie question sur l’évolution des modèles de production, car le Made in France ne suffit plus chez le consommateur à justifier l’écart de prix. C’est à nous de travailler suffisamment en amont avec les marques, en démontrant que nos produits sont de qualité dix fois supérieurs à ceux importés.”
Une concurrence étrangère qui est au cœur des inquiétudes de Façon de Faire, qui recommande à l’Élysée plusieurs leviers pour soutenir le secteur, et dont certains sont des demandes déjà anciennes de la filière. Sont ainsi proposés une TVA réduite sur les entreprises s’approvisionnant en France, un soutien du secteur via les commandes publiques, ou une réduction des charges patronales sur les emplois nouvellement créés. Sans oublier un étiquetage de l’origine, une traçabilité de toutes les étapes de fabrication et une obligation de respecter les critères environnementaux. Des outils qui permettraient de démarquer les productions françaises des stocks asiatiques.
“Il nous semblerait juste et nécessaire que des entreprises françaises qui s’engagent à relever les défis de la réindustrialisation, qui créent de l’emploi dans nos régions et permettent de réduire l’impact environnemental ne subissent la concurrence frontale des entreprises étrangères moins-disantes”, explique Façon de Faire. “Dans le cas contraire, les initiatives vertueuses se tariront bien vite, et l’impératif économique prévaudra, aggravant les problèmes de souveraineté, de manque d’emplois industriels et amplifiant les désastres écologiques”.
Une enquête menée par le réseau des Chambres de Commerce et de l’Industrie (CCI) indique que prix et qualité arrivent en tête des critères lorsqu’il s’agit d’acheter un produit fabriqué en France. Avec 32% de répondants s’étant essayés au textile tricolore, l’habillement arrive en troisième position des produits made in France les plus consommés, derrière l’alimentaire et les cosmétiques. Cependant, l’habillement arrive au deuxième rang des produits à relocaliser en priorité, derrière l’alimentaire, selon les consommateurs interrogés.
Pour Guillaume Gibault, le soutien au textile tricolore ne saurait être de durée limitée. “Ne nous y trompons pas: le Made in France est un défi”, estime le dirigeant dans une tribune publiée en octobre. “Et dans le contexte économique du moment, ce défi est immense. Un défi où il faut sans cesse trouver des solutions, humaines, techniques, industrielles, commerciales. L’évidence est partagée par tous: le made in France c’est plus d’emplois, plus de lien social, moins de CO2″.
Reste à savoir si ce plaidoyer pour le Made in France sera audible auprès d’un exécutif négociant actuellement son Projet de Loi de Finance 2023. Un PLF au sein duquel la réduction des coûts reste un des leitmotiv de Bercy.
*Cette lettre ouverte est signée par Martin Breuvart et Marc Pradal (Façon de Faire), Olivier Ducatillion (Union des Industries Textile), Annick Jehanne (FashionGreenHub), Luc Lesénécal et Anne-Sophie Duroyon-Chavanne (INMA, Label Entreprise du Patrimoine Vivan), Paul de Montclos (France Terre Textile) et Sylvie Chailloux (Groupement de la Façon Française).
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